les dix véritéssur la mondialisation d'A.SEN article du 18 07 01 ....
De nombreux pays en
développement restent des marginaux de l'économie
mondiale car ils ne retirent aucun avantage significatif de la
mondialisation des échanges commerciaux. Voilà ce
qu'indique en substance un document (1) préparé à
l'occasion de la 282e session du conseil d'administration du Bureau
international du Travail (BIT) qui se réunit cette semaine à
Genève.
Ce document sera examiné la semaine
prochaine par le «Groupe de travail sur la dimension sociale de
la mondialisation», organe issu et nommé par le Conseil
d'administration. Ce rapport concentre son attention sur les effets
pour l'emploi de la libéralisation du commerce. Selon cette
étude, le niveau et la qualité de l'emploi sont
fortement affectés par le lien étroit qui existe entre
la performance commerciale et le taux de croissance de l'économie.
Par ce biais, la libéralisation du commerce, explique ce
document, exerce une influence majeure sur la création
d'emplois, tant dans la nature même de ces emplois que dans
leur quantité, et ce, par l'influence induite qu'elle a sur la
croissance et les structures de production.
Pour maximiser
l'impact de la libéralisation du commerce sur l'emploi, la
protection sociale, le dialogue social et sur le marché même
de l'emploi d'un pays donné, il faut une structure d'accueil
adéquate, estime le rapport, en d'autres termes des
institutions et des politiques socio-économiques nationales
adaptées.
Selon les hypothèses des théories
classiques de l'économie, la libéralisation du commerce
ne peut qu'être bénéfique aux pays en
développement, car elle augmente l'efficacité, la
croissance et favorise la création d'emplois, offrant même
des salaires plus intéressants pour ses travailleurs
qualifiés, sa ressource la plus abondante.
Toutefois,
indique le rapport, les hypothèses qui sous-tendent cette
théorie «se retrouvent rarement dans le monde réel».
Et de poursuivre: «contrairement aux prévisions
angéliques d'ajustement en douceur et sans frais, si chères
à la théorie classique, la libéralisation du
commerce, dans de nombreuses circonstances, s'avère imposer
des coûts d'ajustement élevés, sous la forme de
baisse de la production, de chômage élevé et de
larges déficits commerciaux», poursuit le rapport.
Une
série d'études menées par le BIT en Chine, en
Inde, en Malaisie, au Mexique et au Brésil donnent des
résultats contrastés. Pour les trois pays asiatiques,
«la croissance du commerce a eu un effet favorable sur l'emploi
et les salaires» dans les industries de manufacture. Par
contre, ces effets n'étaient pas évidents dans les pays
d'Amérique latine.
Ce document fait également
référence à une recherche du BIT selon laquelle
«le commerce international engendre une plus grande volatilité
du marché de l'emploi, touchant en premier lieu la
main-d'œuvre peu qualifiée». Des études de cas
au Bangladesh, au Chili, en Corée du Sud, à l'île
Maurice, en Pologne, en Afrique du Sud et en Suisse ne montrent pas
de résultats uniformes sur l'impact de la libéralisation
du commerce sur les inégalités de salaire.
La
marginalisation de nombreux pays en développement se reflète
dans le simple fait que les exportations des biens manufacturés
sont concentrées dans seulement 13 pays et deux
sous-continents: l'Argentine, le Brésil, la Chine, Hong-kong
(Chine), l'Inde, l'Indonésie, la République de Corée,
la Malaisie, le Mexique, les Philippines, Taiwan (Chine) et la
Thaïlande. Ces pays ont vu leurs parts, dans les exportations
mondiales de biens manufacturés, passer de 9% dans les années
80 à 22% vers la moitié des années 90.
Dix
autres pays en développement - le Bangladesh, l'Egypte, Malte,
l'île Maurice, le Maroc, le Pakistan, l'Afrique du Sud, le Sri
Lanka, la Tunisie et la Turquie - ont également connu une
augmentation de leurs exportations de biens manufacturés, mais
dans une moindre mesure que les pays cités plus haut.
Par
contre - et à l'exception des pays exportateurs de pétrole
du Proche-Orient - tous les autres pays en développement «ont
vu leurs parts dans le commerce mondial tomber de 4% en 1980-1982 à
3% en 1996-1998».
Au même moment, la part des
matières premières de base dans le commerce mondial
s'est fortement réduite, passant de 43% en 1980 à moins
de 20% en l'an 2000. Or, ces matières premières de base
constituent l'essentiel des exportations des pays en développement.
Cette diminution de la consommation est la résultante de
progrès technologiques et du développement constant de
substituts de synthèse aux matières premières.
Avec
une telle conjonction de facteurs, de nombreux pays en développement
et particulièrement les moins développés d'entre
eux se sont avérés «incapables de profiter du
commerce mondial, faute d'avoir pu s'adapter à la demande
grandissante pour les produits manufacturés, en restant
fidèles à une structure d'exportation axée sur
les matières premières». De plus, «nombreux
sont les pays qui ne se sont pas dotés d'infrastructures et de
ressources humaines qualifiées, indispensables au
développement d'une véritable industrie de
transformation».
Ce document souligne l'importance de
prendre en considération la situation critique de ces pays et
de corriger le cap pris par l'économie mondiale actuelle.
Autrement, nous allons tout droit vers un élargissement des
inégalités entre les pays avancés et les pays en
développement. Si nous ne parvenons pas à comprendre
cet enjeu, nous risquerions alors de compromettre le soutien
politique et institutionnel dont le libre-échange a besoin
pour se développer. Le BIT rejette fermement l'idée du
protectionnisme comme solution aux problèmes de la pauvreté
et du sous-développement, mais au contraire estime «qu'un
système commercial ouvert, multilatéral est clairement
préférable pour l'économie mondiale».
«Les
effets bénéfiques du commerce sont tout aussi
indéniables que ne le sont les coûts du protectionnisme.
Dès lors, la question n'est pas tant de savoir si les
pays doivent essayer de profiter d'une libéralisation plus
grande du commerce, mais comment ils peuvent y parvenir»,
indique ce document. «Les progrès enregistrés
dans la libéralisation de l'agriculture seront
particulièrement importants. De même, il importe d'aller
plus loin dans la levée des barrières tarifaires pour
les produits manufacturés à haute intensité de
travail», ajoute-t-il.
Pour libérer le commerce,
le BIT insiste sur le fait «qu'un remède universel
n'existe pas et qu'il ne faut pas s'attendre à un big-bang».
Se basant sur un large éventail de littérature
économique, le document conclut que «l'impact de la
libéralisation du commerce n'est pas uniforme, mais au
contraire, il est fortement influencé par des facteurs comme
la nature de cette libéralisation, l'existence préalable
ou non de distorsions dans le régime d'échanges et, en
dernier lieu, de la flexibilité des marchés».
La
libéralisation du commerce dans les pays en développement
a engendré des résultats variables:
«Au
Zimbawe, les mesures drastiques de libéralisation du commerce
mises en œuvre au début des années 90 ont engendré
une baisse de la production et une diminution de l'emploi,
accompagnées d'une croissance aiguë des importations et
du déficit commercial. Les salaires en termes réels ont
également chuté suite à cette
libéralisation».
L'île Maurice, au
contraire, a engendré des résultats plus favorables: la
réduction de l'aide aux firmes locales mise en œuvre au cours
des années 1985-1987 a conduit à l'augmentation
escomptée de l'emploi dans les industries d'exportation, mais
n'a pas engendré de contraction de l'emploi dans les
industries qui devaient faire face à la concurrence
extérieure.
Les pays de l'Asie de l'Est ont une
industrie tournée vers l'exportation. Cette expérience
est décrite comme étant «l'incarnation des vertus
de la libéralisation du commerce... Pourtant ces pays n'ont
pas connu de big-bang, mais au contraire ont évolué
vers un régime d'échanges plus neutre par le biais de
stratégies sélectives de promotion des exportations»,
poursuit ce document.
Une étude menée au
Mexique a montré que, entre 1984 et 1990, «une réduction
de 10% des barrières douanières a entraîné
une diminution de l'emploi de 3%», et que l'écart de
rémunérations entre les travailleurs qualifiés
et non qualifiés s'est agrandi.
La libéralisation
du commerce au Brésil au début des années 90 «a
eu un léger effet négatif de courte durée sur
l'emploi". Entre 1990 et 1997, au Brésil toujours,
l'emploi a chuté de 32% dans les industries fortement
capitalisées et de 13% dans les industries à haute
intensité de main-d'œuvre». «Il ne faudrait
cependant pas attribuer ce déclin de l'emploi à la
seule libéralisation du commerce. Dans ce cas, d'autres
facteurs macro-économiques sont entrés en jeu: une
inflation élevée et une économie en
récession».
Le BIT insiste sur le fait que,
lorsque l'on envisage la libéralisation des échanges et
la mise en place de réformes économiques, «il ne
faut ménager aucun effort pour minimiser les coûts
sociaux, en étudiant au préalable leurs impacts
probables, comme l'effet des changements de prix pour les pauvres et
la disparition possible de débouchés importants pour
des producteurs pauvres. De même, il faut étudier
comment le marché de l'emploi va évoluer au niveau de
la demande».
Afin d'augmenter les bénéfices
de la libéralisation du commerce pour les pauvres, il faudrait
prévoir, de manière spécifique, des clauses pour
le crédit et des aides pour les petits exploitants agricoles,
en leur offrant une assistance commerciale pour qu'ils puissent
exploiter à fond les nouvelles possibilités
d'exportation. Il serait également important de traiter les
petites entreprises avec le même respect que les grandes, en
leur confiant plus de sous-traitance, en les informant mieux et en
leur fournissant une assistance commerciale. Au moment de la
conception d'une politique donnée, il importe que tous ces
facteurs, indique le BIT, soient traités avec la plus grande
attention.
Cependant, même si des progrès ont été
enregistrés dans ce domaine, les pays en développement
font toujours face à de sérieux problèmes
d'approvisionnement, ce qui handicape leurs exportations. Une
main-d'œuvre peu qualifiée et peu éduquée
«constitue le premier obstacle au développement
industriel», met en garde ce rapport. Les politiques en faveur
de l'éducation et de la formation constituent une évidente
priorité, mais tout aussi important, selon ce document, «est
l'existence d'un marché de l'emploi souple qui s'adapte aux
évolutions des structures de production». Cela peut se
traduire par des cours de recyclage pour les travailleurs mis à
pied ou par de l'assistance dans la recherche d'un nouvel
emploi.
«Pour que la libéralisation des échanges
et d'autres réformes économiques obtiennent un large
soutien populaire, il est essentiel de veiller d'abord au
renforcement de la sécurité sociale», indique le
rapport.
Dix vérités sur la mondialisation par Amartya Sen
LEMONDE.FR | 18.07.01
Professeur à l'université de Cambridge (Grande-Bretagne) et prix Nobel d'économie en 1998, Amartya Sen signe le point de vue suivant sur la mondialisation.
Les doutes émis sur l'ordre économique mondial, qui vont bien au-delà des manifestations organisées, sont à considérer à la lumière à la fois de la misère immense et de la prospérité sans précédent que connaît le monde. Car, même si ce monde est incomparablement plus riche qu'il ne l'a jamais été, c'est aussi le lieu de privations extrêmes et de saisissantes inégalités. Il faut avoir à l'esprit ce contraste essentiel pour comprendre le scepticisme général qu'inspire l'ordre mondial, et même la patience du grand public à l'égard de ce qu'on a appelé l'"antimondialisation", en dépit du caractère souvent exalté, parfois violent, de cette contestation. Les débats sur la mondialisation exigent d'appréhender en profondeur des questions qui ont tendance à se perdre dans la rhétorique de la confrontation, d'une part, et les réfutations hâtives, de l'autre. Un certain nombre de points d'ordre général méritent l'attention.
1. Les manifestations contre la mondialisation ne sont pas dirigées contre la mondialisation. Leurs participants, dans l'ensemble, peuvent difficilement s'opposer au système quand leur contestation compte parmi les événements les plus mondialisés du monde contemporain. Les protestataires de Seattle, Melbourne, Prague, du Québec et d'ailleurs ne sont pas des gosses du coin, mais des hommes et des femmes venus de la Terre entière, qui investissent ces divers lieux pour y exposer des griefs d'ordre mondial.
2. La mondialisation n'est pas un phénomène nouveau, pas plus qu'elle n'est une simple occidentalisation. Pendant des milliers d'années, la mondialisation a progressé du fait des voyages, du commerce, des migrations, de l'expansion des cultures, de la propagation du savoir et des découvertes (y compris dans la science et la technologie). Les influences ont joué dans diverses directions. Ainsi, vers la fin du millénaire qui vient de s'achever, le mouvement s'est en grande partie opéré à partir de l'Occident, mais à ses débuts (aux environs de l'an 1000), l'Europe s'imprégnait de la science et de la technologie chinoises, des mathématiques indiennes et arabes. Il existe un héritage mondial de l'interaction, et les mouvements contemporains s'inscrivent dans cette histoire.
3. La mondialisation n'est pas en soi une folie. Elle a enrichi la planète du point de vue scientifique et culturel, profité à beaucoup sur le plan économique aussi. Il y a quelques siècles à peine, la pauvreté et une vie "misérable, bestiale et brève", comme l'écrivait Thomas Hobbes, dominaient le monde, à l'exception de rares poches d'abondance. En maîtrisant cette pénurie, la technologie moderne de même que les échanges économiques ont eu leur importance. Les situations précaires ne peuvent s'inverser si les plus démunis sont privés des bienfaits considérables de la technologie contemporaine, de la solide efficacité du commerce et des échanges internationaux, enfin des avantages sociaux autant qu'économiques à vivre dans une société ouverte plutôt que fermée. Ce qui est nécessaire, c'est une répartition plus équitable des fruits de la mondialisation.
4. Directement ou indirectement, la question essentielle est celle des inégalités. La principale provocation, d'une manière ou d'une autre, leur est imputable : inégalités entre les nations de même qu'en leur sein. Au nombre de ces inégalités, les disparités de richesse, mais également les énormes déséquilibres dans le pouvoir politique, économique et social. Un des problèmes cruciaux est celui du partage des bénéfices potentiels de la mondialisation, entre pays riches et pauvres, mais aussi entre les divers groupes humains à l'intérieur des nations.
5. La préoccupation majeure est le niveau d'ensemble des inégalités, et non pas leur changement marginal. En affirmant que les riches s'enrichissent et que les pauvres s'appauvrissent, les opposants à la mondialisation ne livrent pas, le plus souvent, le bon combat. Car même si beaucoup des pauvres de l'économie mondiale s'en sortent mal (pour toutes sortes de raisons, parmi lesquelles l'organisation intérieure autant qu'internationale), il est difficile de dégager avec netteté une tendance générale. Beaucoup dépend des indicateurs choisis et des variables par rapport auxquelles les inégalités et la pauvreté sont jugées. Mais ce débat ne doit pas être une condition préalable au traitement de la question centrale. La préoccupation première est celle du niveau d'ensemble des inégalités et de la pauvreté, et non le fait qu'elles augmentent ou non à la marge aussi. Même si les défenseurs de l'ordre économique contemporain avaient raison de prétendre que la situation des déshérités s'est, d'une manière générale, un peu améliorée (ce n'est, de fait, en aucun cas un phénomène uniforme), la nécessité logique de porter une immédiate et entière attention à l'effroyable pauvreté et aux inégalités consternantes n'en existerait pas moins.
6. La question ne se résume pas à savoir s'il y a profit pour tous les intéressés, mais si la répartition de ce profit est équitable. Lorsqu'il existe des avantages à coopérer, toutes sortes d'aménagements sont possibles qui bénéficient à chacune des parties, comparés à une coopération inexistante. Il faut donc se demander si la répartition des profits est juste ou acceptable, et non pas uniquement s'il y a profit pour tous les intéressés (ce qui peut être le cas dans un très grand nombre d'aménagements). Comme le mathématicien et théoricien du jeu, J. F.Nash, en débattait il y a plus d'un demi-siècle (dans un article intitulé "Le problème du marché" paru en 1950 dans Econometrica, et cité par l'Académie royale de Suède lorsque lui fut attribué le prix Nobel d'économie), en présence de profits issus d'une coopération, la question essentielle n'est pas de savoir si tel ou tel résultat commun est pour tous préférable à une absence de coopération (il existe un grand nombre de ces alternatives), mais s'il engendre une équitable répartition des bénéfices. Pour prendre une comparaison, si l'on veut faire la preuve qu'une organisation de la famille particulièrement inégale et sexiste est injuste, il n'est pas nécessaire de montrer que la condition des femmes aurait été meilleure hors de la famille, mais simplement que la répartition des bienfaits du système est gravement inégalitaire et inéquitable dans la situation actuelle.
7. L'économie de marché est compatible avec un grand nombre de situations institutionnelles différentes, pouvant déboucher sur des issues différentes. La question essentielle ne peut pas être celle de savoir si l'on doit pratiquer ou non l'économie de marché. Une économie prospère est impossible sans son application à grande échelle. Mais cette idée ne clôt pas le débat, elle ne fait que l'entamer. L'économie de marché peut donner des résultats très variables, selon la manière dont sont répartis les moyens matériels et exploitées les ressources humaines, selon les règles du jeu qui prévalent, etc. Or dans tous ces domaines, l'Etat et la société ont un rôle à jouer, à l'intérieur des pays comme dans le monde. Le marché est une institution parmi d'autres. Hormis la nécessité de définir au sein d'une économie une politique nationale en faveur des pauvres (enseignement élémentaire et soins de santé, création d'emplois, réformes agraires, facilités de crédit, protection légale, émancipation des femmes, et autres), la répartition des bénéfices des échanges internationaux dépend aussi des divers aménagements sur le plan mondial (accords commerciaux, législation des brevets, initiatives médicales, échanges dans l'enseignement, encouragements à la circulation de la technologie, politiques écologique et de l'environnement, etc.).
8. Le monde a changé depuis les accords de Bretton Woods. L'organisation politique, financière et économique au niveau international que nous avons héritée du passé (dont la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et autres institutions) s'est en grande partie construite dans les années 1940, à la suite de la Conférence de Bretton Woods de 1944. L'essentiel de l'Asie et de l'Afrique se trouvait alors toujours sous domination impérialiste; la tolérance à l'insécurité et à la pauvreté était beaucoup plus grande; la défense des droits de l'homme encore très fragile; le pouvoir des ONG (organisations non gouvernementales) inexistant; l'environnement jugé comme n'étant pas spécialement important; et la démocratie absolument pas considérée comme un droit international.
9. Des changements à la fois politiques et institutionnels sont nécessaires. Les institutions internationales existantes ont, à des degrés divers, tenté de répondre à une situation devenue différente. La Banque mondiale a, par exemple, révisé ses priorités sous la conduite de James Wolfensohn. Les Nations unies, notamment avec Kofi Annan, ont cherché à jouer un plus grand rôle en dépit des restrictions financières. Mais d'autres changements sont indispensables. En réalité, la structure du pouvoir qui sous-tend l'organisation des institutions doit, elle aussi, être réexaminée par rapport à la réalité politique nouvelle, dont la montée de la contestation antimondialiste n'est qu'une lointaine expression. L'équilibre du pouvoir, reflet de la situation des années 1940, est lui aussi à repenser. Considérons le problème de la gestion des conflits, des guerres locales et des dépenses d'armement. Les gouvernements des pays du tiers-monde portent une lourde responsabilité dans la poursuite immodérée de la violence et du gaspillage, mais le commerce des armes est également encouragé par les puissances mondiales, qui sont le plus souvent à l'origine de ces exportations. De fait, comme le montrait le rapport sur le développement humain du Programme de développement des Nations unies de 1994, non seulement les cinq grands pays exportateurs d'armes étaient précisément les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, mais ensemble ils représentaient aussi 86% de toutes les exportations d'armes conventionnelles durant la période étudiée. Il est facile d'expliquer l'impuissance des pouvoirs en place à efficacement venir à bout de ces marchands de mort. Les récentes difficultés à trouver ne serait-ce qu'un soutien pour prendre conjointement des mesures sévères contre les armes illicites (comme le proposait Kofi Annan) n'est qu'un tout petit exemple de l'immense obstacle mis à l'équilibre mondial du pouvoir.
10. Construire la mondialisation est la réponse indispensable aux doutes sur la mondialisation. Les manifestations hostiles font elles-mêmes partie du processus global pour lequel il n'y a pas d'échappatoire, et guère de motifs d'en chercher. Mais si l'on a raison de soutenir la mondialisation dans ce qu'elle a de meilleur, il est des questions politiques et institutionnelles extrêmement importantes auxquelles il faut aussi s'atteler dans le même temps. Il n'est pas aisé de dissiper les doutes si l'on ne s'en prend pas sérieusement aux préoccupations qui les motivent en profondeur. Cela, dans tous les cas, n'a rien pour surprendre.
Amartya Sen
Traduit de l'anglais par Sylvette Gleize.© Global Viewpoint