Marcel Gauchetun article du monde sur la mondialisation culturelle
"L'Occident est aveugle sur les effets de la
mondialisation de
l'économie et des moeurs"Marcel Gauchet
LE MONDE | 11.03.06
|
Vous qui aviez décrit, dans les années 1980, la venue d'un
monde
"désenchanté", n'êtes-vous pas surpris par le retour brutal de
la
religion sur la scène politique internationale ?
Non. J'avais
été étonné, comme tout le monde, par la révolutionislamique en Iran, mais
depuis, j'ai toujours pensé que nous n'étions pas au bout de nos surprises
avec ce double mouvement paradoxal de la
"sortie" de la religion, qui
s'accélère en Occident - le cas des Etats-Unis étant atypique - et de la
réactivation des identités religieuses dans le reste du monde, spécialement
le monde islamique.
J'insiste : ce n'est pas à un "retour" de la religion en
bonne et dueforme que nous assistons, mais à une reviviscence des identités
à caractère religieux.
Le problème des Européens est qu'ils ne
parviennent plus à comprendre ce que la religion veut dire dans des sociétés
où elle garde une force très structurante. Ils ont oublié leur propre passé.
Pour eux, la religion est devenue un système de croyances individuelles et
privées. Or le reste du monde ne fonctionne pas ainsi. Il n'est pas épargné
par la "sortie" de la religion, qui s'accélère, au contraire, avec
lamondialisation. Mais cette "sortie" d'une organisation religieuse
du monde, détruite par l'urbanisation, l'économisme de type occidental,
le raisonnement libéral, l'efficacité technique et la
consommation,cohabite avec l'aspiration à retrouver la religion
traditionnelle.
On aboutit ainsi à une réactivation qui s'explique
également par l'échec
des formes antérieures de modernisation ...
En
effet. L'occidentalisation à marche forcée, le développement, lenationalisme
arabe, le panarabisme, le socialisme, tout cela a échoué. Que reste-t-il ?
L'identité religieuse, la conscience collectiveordonnée autour de l'acquis
d'une tradition. Poussez ce mouvement deressaisie jusqu'au bout, et vous
avez le fondamentalisme, où il nes'agit plus seulement de retrouver la
religiosité coutumière, mais la
vérité des origines détournée par la
corruption du présent.
L'affaire-prétexte des caricatures de Mahomet a
montré l'immense ressentiment de populations qui se sentent méprisées,
laissées pour compte de l'histoire, en situation d'échec perpétuel par
rapport à un Occident qui ne mesure pas combien la pénétration de ses façons
de faireet de penser est destructrice pour les rapports sociaux en
place,notamment dans cet islam qui, autant qu'une foi, est une règle de
vie.
L'Occident est aveugle sur les effets de cette mondialisation
del'économie et des moeurs, en termes de désagrégation de la
famille traditionnelle, de changement violent dans le rapport entre hommes
etfemmes, entre générations. C'est d'un soulèvement existentiel
qu'il s'agit.
Comment expliquez-vous cet "aveuglement" des
Occidentaux ?
De la première guerre mondiale à la fin de la décolonisation, les Européens ont connu un moment de crise de leur bonne conscience de dominateurs. Ils ont essayé de comprendre ces autres cultures et civilisations qu'ils avaient si longtemps piétinées. Aujourd'hui, c'en est fini de cette remise en question. Ils sont globalement réconciliés avec leur histoire. Ils n'ont plus de prétention impériale, ils sont partisans de la coexistence pacifique des cultures, ils célèbrent la différence, mais ils ne s'intéressent pas beaucoup à ce qui n'est pas eux.
L'échec du projet de révolution socialiste et l'écroulement du blocsoviétique ont, en outre, imposé l'idée que la démocratie est un système indépassable et que le capitalisme de marché a fait ses preuves. Ce consensus sur le fonctionnement de nos sociétés ne pousse pas à la relativité du regard vis-à-vis du reste du monde. Il n'y a qu'une manière d'être moderne... Que ceux qui n'ont pas encore la chance de posséder la démocratie, la liberté d'expression, le marché, les droitsde l'homme y passent d'urgence !
Pourquoi le ressentiment est-il plus vif qu'ailleurs en terre d'islam ?
Parce que la proximité
fonctionne comme un facteur aggravant. C'est le troisième monothéisme, une
religion qui se pense dans la suite du judaïsme et du christianisme et qui se
veut comme le sceau de la Prophétie, la révélation ultime et définitive. Or
aujourd'hui les fidèles du Prophète se trouvent, inexplicablement, dans une
situation de vaincus, de dominés, et à plus d'un titre. Ils ont subi la
colonisation. Le conflit israélo-palestinien est vécu comme le symbole de
la perpétuation de cette humiliation coloniale. Par surcroît,
ce développement à l'occidentale qu'ils subissent comme une agression
ne marche pas.
C'est la différence avec des pays comme la Chine ou
l'Inde. Le ressentiment nationaliste n'y est sûrement pas moindre, mais ces
pays peuvent compter sur une cohésion collective et des structures
politiques qui permettent de s'approprier avec succès, comme le Japon l'avait
fait auparavant, la technique occidentale et le mode de
raisonnement économique qui va avec. Il leur est possible de nourrir
l'ambition de battre les Occidentaux sur leur propre terrain, tout en
maîtrisant le processus et en restant eux-mêmes.
On ne trouve rien de pareil dans le monde arabo-musulman. Les Etats y sont à la fois faibles et tyranniques. Les outils de modernisation manquent. Dans ces conditions, on subit les dégâts d'une occidentalisation rampante sans en recueillir les bénéfices.L'impression de dépossession en est démultipliée. Comment ne pas voir l'incertitude profonde sur la solidité de sa religion qui anime la prétention de la mettre à l'abri de toute discussion ?
La
liberté d'expression, dont l'Occident fait un absolu, doit-elle être
limitée
pour des motifs religieux ?
Non, ce serait hypocrite et inutile.
L'Occident resterait ce qu'il est, nonobstant les limites qu'il ferait
semblant de s'imposer. On ne peut pas plus demander aux musulmans de renoncer
à ce qu'ils sont que demander aux Occidentaux de renoncer à leur bien le plus
symbolique etle plus précieux : la liberté de pensée et
d'expression.
Encadrer la liberté d'expression, légitimer des exceptions
pour des motifs religieux serait une mauvaise réponse à une bonne question.
Les gouvernements occidentaux ont d'abord à témoigner, par des
actes
tangibles, de leur capacité de prendre en compte la situation d'un
monde islamique vis-à-vis duquel, il faut bien le dire, notre attitude
se réduit à une indifférence globale, mâtinée de peurs
ponctuelles. Précisément parce que nous sommes la civilisation de
l'autocritique, nous avons à montrer que, si nous sommes ce que nous sommes,
nous sommes aussi disposés à nous mettre à la place des autres. C'est une
question de responsabilité politique à l'échelle de la conscience
collective.Entre autres initiatives, une institutionnalisation
européenne,conséquente et ouverte, de la connaissance de l'islam aurait
valeur de signe exemplaire : nous sommes la terre de la connaissance critique
- inutile de nous cacher derrière notre petit doigt -, mais dans ce
cadre nous sommes prêts à faire droit à ce qui n'est pas
nous.
N'êtes-vous pas frappé par la montée de la dérision qui vise
toutes les
religions ?
Oui. Il y a une nouveauté dans la dérision
telle qu'elle est pratiquéedepuis, disons, deux ou trois décennies en
Europe. Elle illustre l'accélération de la "sortie" de la religion dont nous
avons parlé. Nous sommes passés au-delà de la critique antireligieuse telle
que nous l'avons connue autrefois. Celle-ci exprimait l'hostilité de principe
à ,un système que l'on combat comme contraire à l'esprit de la
liberté. L'opposition pouvait être très violente, mais elle supposait une
sorte d'accord : vous, vous croyez à l'autorité de la révélation, nous,
nous
croyons à l'autonomie de la raison. Le dissensus était inexpiable,
mais il y avait consensus implicite sur l'enjeu de l'affrontement - y
compris dans le recours au ridicule qui tue.
Avec la dérision, on sort
de cet accord implicite. Ce qui est récusé, c'est le terrain même où se situe
la croyance. C'est ce qui la rend plus blessante pour une conscience
religieuse que l'anticléricalisme ou l'athéisme traditionnels, qui pouvaient
heurter, mais qui avaient une forte raison d'être. Avec la dérision, la
conscience religieuse est malmenée dans ce qu'elle a de plus profond : le
sentiment d'une certaine gravité de l'existence, le sens des interrogations
ultimes devant lamort, l'au-delà, le salut. Ils sont bafoués par une
superficialitésatisfaite.
Le monde politique n'y échappe
pas...
Non, bien sûr. Rien de ce qui est tenu pour sérieux n'est épargné.
La dérision est devenue une sorte de critère de l'hyper-modernité.
Sans doute faut-il y voir un réflexe d'enfant gâté pour sociétés de
très haute prospérité. Elle est un épiphénomène idéologique poussant à
la limite la foi libérale de nos sociétés : tout roule tout seul,
alors pourquoi se poser des questions dramatiques ? La gravité n'est plus
de saison... Il va de soi que plus on est engagé dans sa foi ou dans
son action politique, plus ce refus du sérieux vous heurte de front.
Alors que dire de la réaction dans des sociétés où la difficulté
de
l'existence conserve tout son poids...
La consigne du respect des croyances est-elle suffisante ?
Elle est à côté du sujet. Je crois
même que l'expression est dangereuse.Elle confond deux choses. Ce que nous
avons à respecter, ce sont les croyants. Mais autre chose est le droit
intangible à l'irrespect pour
les croyances, c'est-à-dire le droit de les
soumettre à l'examen critique, comme tout système de pensée. Rien ne peut
être soustrait à cet acide de la discussion publique. C'est la règle de notre
monde. Vouloir lui assigner des limites est absurde. C'est se renier sans
avoir la moindre chance d'aboutir.
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Marcel
Gauchet est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences
sociales (EHESS) et rédacteur en chef de la revue "Le Débat". Il a notamment
écrit "Le Désenchantement du monde : une histoire politique de la
religion".(Gallimard, 1985, réédité en "Folio" en
2005)
Propos recueillis par Henri Tincq
Article paru dans
l'édition du 12.03.06