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Ter ES Saint Paul Ajaccio
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10 mai 2007

le losange ou le sablier

on veut résumer à son noyau atomique le débat qui se pose à la France, on peut s'y risquer de la façon suivante : les inégalités croissent dans le monde sous l'effet conjugué de la mondialisation et des technologies, que faire ? Vous trouvez que l'égalité, ciment de l'unité sociale, doit être préservée à tout prix ? Votez Royal. Vous trouvez que l'égalitarisme est trop coûteux et que ses excès nous pénalisent ? Votez Sarkozy.

Soyons plus précis. La mondialisation crée de la croissance. Comme jamais dans l'histoire humaine, des pays immenses ont pu combler leur retard de développement de façon accélérée. Trois milliards d'individus participent aujourd'hui au grand jeu de la production et du commerce planétaire contre un milliard et demi il y a vingt ans. Revers : cette mondialisation creuse les inégalités. Entre les pays et au sein de chaque pays. Les trois milliards de producteurs sus-cités se font concurrence entre eux à l'échelle « globale » : cela pèse sur les salaires de tous, à l'exception des plus talentueux, des plus rares, qui sont au contraire recherchés partout parce que l'innovation, donc la croissance, dépend de plus en plus d'eux seuls.

Aux Etats-Unis, la conséquence est limpide : entre l'upper class et la middle class, les inégalités ont explosé. De 1966 à 2001, le revenu médian a crû de 11 % ; celui des 10 % les plus riches de 58 %, celui du 1 % les plus riches de 121 %, celui du 0,1 % les plus riches de 236 %, celui du 0,01 % les plus riches de 617 %. La grande machine égalitaire qu'a été l'Etat-providence créé après la grande crise de 1929 est cassée.

Ce n'est pas le cas en France. Pas encore. Les inégalités de revenus continuent de baisser. Les 10 % les plus riches gagnaient 4,8 fois plus que les 10 % les plus pauvres, ils ne gagnaient plus que 3,5 fois en 1984 et 3,2 % en 2003 ( L'Etat des inégalités en France, dirigé par Louis Maurin et Patrick Savidan, 2006, Editions Belin). Idem : la pauvreté a continué de reculer en France.

Illustrons ces évolutions par trois schémas. La société industrielle type 1900 était un triangle : une pointe aiguë (bourgeoisie) et un corps large en bas (prolétariat). Puis avec l'ère des services, venue vers 1960, la société a pris la forme d'un losange avec un corps large au milieu : la classe moyenne. La promotion sociale se faisait automatiquement avec l'âge pour le salarié et avec le diplôme pour ses enfants. La date symbolique en est Mai 68. Aujourd'hui, la mondialisation étire ce losange en forme de sablier. La classe moyenne est coupée en deux, une petite part de très qualifiés remonte vers haut, une grande part est aspirée vers le bas.

Le débat de cette campagne présidentielle était celui du losange contre le sablier. Faut-il défendre le losange français, c'est-à-dire un continuum social, gage d'une promotion possible vers le haut ? On aura reconnu le modèle de Ségolène Royal. Faut-il au contraire considérer que l'égalitarisme fait le lit des fainéants et des nuls et qu'il est temps, enfin !, de récompenser à leur juste prix le mérite, l'effort et le talent, et, corollaire, d'accepter que les inégalités croissent ? On aura reconnu l'ambition de Nicolas Sarkozy, y compris contre Mai 68.

Soyons encore plus précis. Les inégalités de revenus continuent de se réduire en France mais elles ne le font plus qu'à très faible vitesse et, pour demain, il apparaît difficile d'aller contre la marée mondiale (déjà en Allemagne, et même en Suède, l'égalitarisme est en question). Si l'on prend en compte les revenus de patrimoine, gonflés par la hausse des prix immobiliers et la Bourse, les courbes ont déjà dû se renverser. Il faut surtout, comme le font Louis Maurin et Patrick Savidan, souligner que derrière l'égalité de façade du modèle français se cachent de vraies « inégalités de conditions » : de logement, d'éducation, de sexe, de couleur de peau et de carnet d'adresses. Ségolène Royal l'a parfaitement compris. Elle veut s'attaquer à ces inégalités concrètes qui comptent plus pour les gens que l'égalitarisme de façade prôné par la gauche traditionnelle. C'est là sa modernité.

Nicolas Sarkozy s'accommode, lui, des inégalités. Il les souhaite même ! Car il en espère un gain de croissance de l'économie dans son ensemble, donc du pouvoir d'achat pour tous. Dans la mondialisation, il veut séduire le haut, les investisseurs, et on ne les attrape pas avec du vinaigre. Mais il assortit ces mesures pour le haut du sablier par d'autres en faveur du bas : la classe populaire dont il a repris l'électorat à Jean-Marie Le Pen. Par un discours ouvriériste, nationaliste et protectionniste, il défend les « accidentés » de la grande industrie délocalisée et leur promet qu'il va la faire revenir. N'y voir que du bushisme compassionnel est oublier qu'il renoue, ce faisant, avec la tradition gaulliste des compromis avec les communistes. Lier politiquement le haut et le bas, c'est sa force.

Moderne ou fort, les deux candidats ont chacun une grande faiblesse intrinsèque pour faire entrer la France dans l'ère de l'économie mondialisée innovante et schumpéterienne. Elle, parce qu'elle conditionne la défense du losange à un « dialogue social » avec de vieux syndicats frileux, processus lent, tant de fois essayé et infructueux. Elle risque l'immobilisme. Lui parce que dans un sablier la richesse vient, comme le sable, d'en haut, de l'imagination, de la concurrence, de l'ouverture. L'étatisme et le protectionnisme datent, c'étaient les armes de défense du triangle. Ils se trompent de figure et d'époque.

Eric Le Boucher

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